La pierre et ses techniques
Les outils du carrier traditionnel
Le principe de l'extraction d'un bloc de pierre de taille peut se résumer à deux étapes principales :
- détourer le bloc par une tranchée périphérique, et pour cela le pic (ou piqueroc dans le langage de Haute-Saintonge) a été, depuis l'Antiquité, l'outil-roi,
- déprendre le bloc de son substrat, et pour cela, les coins de fer (et de bois en des circonstances particulières : voir Les carrières médiévales) ont longtemps été utilisés.
Néanmoins, cet outillage n'a pas été immuable au cours des siècles. Les techniques d'extraction ont épousé l'évolution de la technologie industrielle et notamment celle de la sidérurgie.
Le pic (ou piqueroc)
Le pic est l'outil-roi du carrier : il le porte fièrement à son épaule (comme Eugène Bouchet à la carrière de Bellevue à Jonzac) et le dessine souvent, au crayon de graphite ou à l'ocre rouge, sur les murs blancs des fronts de taille.
Cet outil a évolué au cours du temps et ses traces sont des documents précieux d'information pour dater la période d'exploitation d'une carrière :
- Dans l'Antiquité, les Romains du 1er siècle ap. J.-C. le forgeaient avec un tranchant bifide qui laissait au fond des tranchées de havage des sillons à traces parallèles caractéristiques ;
- Au Moyen Âge, l'outil antique (appelé escoude par les archéologues) a disparu au profit d'un pic massif à une seule pointe ;
- À partir des Temps modernes, le tranchant du pic s'est fait plat, s'élargissant progressivement (passant de 7-8 mm au XVIème siècle à 25 ou 30 mm au XXème siècle) à mesure que la partie médiane de l'emmanchement se rétrécissait, offrant ainsi moins de résistance à la pénétration dans la pierre ;
- Au XIXème siècle, du fait de l'épuisement de leurs carrières, les carriers girondins, de Bayon notamment, ont émigré en Haute-Saintonge, apportant avec eux un pic plus léger, plus curviligne dans sa forme générale, et surtout avec un tranchant bifide comme au temps des Romains, mais dont un œil averti sait distinguer les traces.
L'une des étapes qui exige vigueur et dextérité est la réalisation de l'enfiche, cette saignée horizontale faite en ciel de carrière avec le pic. Le graffiti du carrier de Jonzac, à la carrière d'Heurtebize, grimpé sur son échafaudage, le cou tordu sous la voûte, donne à imaginer, dans sa naïveté, la pénibilité de la tâche.
Dans les années 1920, le travail d'enfiche se fit au moyen d'un nouvel outil, au maniement moins pénible et plus efficace : la barre d'enfiche. Cet outil en forme de barre à mine était suspendu en son milieu en ciel de carrière par un filin et le carrier lui impulsait un mouvement de balancier. Par un coup de poignet de rotation de la barre au retour, la chapelure (déchets de taille) était évacuée.
Peintre du mouvement, Gaston Cantin saisit l'effort des tâcherons des carrières des Lourdines en Poitou, ployés sur leur lance, dans la lumière des lampes.
Le scion
Le scion est une longue scie de 2 mètres ou plus, maniée par un seul artisan, au contraire du passe-partout, outil de débitage qui se manie à deux. Le scion est né des laminoirs de la révolution industrielle : c'est donc un outil contemporain. Le scion de débitage, à large front, est actif lorsqu'on le tire vers soi. Il sert surtout à découper des blocs de grand appareil en blocs plus petits. D'autres scions ont un front plus étroit : ce sont des scions d'extraction qui ont remplacé les pics pour la réalisation des chambrures (tranchées de havage verticales pratiquées dans un front de taille). Leur emploi a commencé en Haute-Saintonge vers 1860.
Les coins
Les coins de fer sont d'un emploi très courant depuis l'Antiquité pour déprendre les blocs préalablement dégagés sur leur pourtour par les tranchées de havage. Il suffit alors de réaliser de place en place sous les blocs des logements pour insérer les coins – ce sont les emboîtures – et de les battre avec une masse jusqu'à l'éclatement.
Le bloc n'a pas été dépris de son substrat et l'on distingue à l'avant (en bas de l'image) la trace au sol des emboîtures du bloc précédent qui a été enlevé.
L'ouverture d'une fenêtre
Ouvrir une fenêtre (ou clé) est l'acte qui enclenche un nouvelle série d'extraction de blocs de grand appareil à partir d'un front de taille existant. Par la suite, le carrier pourra scier l'arrière des blocs suivants en se glissant dans la clé. À la Pierrière de Lussac, la tentative d'ouverture a échoué à cause de l'existence de fissures verticales (les fils) qui rendent la pierre inutilisable. Ce ratage permet d'observer les données techniques de l'opération :
- la saignée horizontale du haut faite à la barre d'enfiche,
- la saignée horizontale du bas – la gratture – évasée pour faciliter le basculement du bloc,
- les saignées verticales de part et d'autre – les chambrures – faites au pic,
- et les morceaux résiduels du bloc éclaté et fissuré.
Les traces laissées sur les fronts de taille permettent de comprendre les techniques employées. Elles témoignent du savoir-faire de ces hommes qui entretenaient avec la pierre une relation sensorielle, sachant l'écouter et la faire sonner pour en apprécier les qualités mécaniques et en percevoir les défauts.
Lire un front de taille
Lire un front de taille est un exercice révélateur des techniques employées et de la période d'exploitation. On peut y observer :
- La clé ouverte assez mal venue ouverte dans le front de taille,
- L'enfiche réalisée à la barre d'enfiche dont l'emploi est apparu dans les années 1920,
- Les parois parfaitement lisses faites au scion,
- Les traces noire de la fumée de la lampe pétrole ayant éclairé le chantier,
- Les traces de rouille de la lampe à pétrole abandonnée dans l'enfiche.
1. son pilier puissant dont la taille est imposée de façon stricte par l'administration des mines, suite à des accidents répétés à St-Même et à Thénac, pour éviter les risques d'effondrement,
2. les modules des blocs extraits bien visibles grâce aux taches de suie des lampes (n° 3),
4. les sillons courbes en ciel de carrière, provenant de l'utilisation d'un pic et non d'une barre et qui indique une période d'exploitation antérieure de quelques décennies par rapport au chantier précédent.