La pierre et son commerce
Posons de suite les enjeux du commerce de la pierre par un exemple puisé dans le monde antique, mais qui seront récurrents quelle qu'en soit la période : le placage interne d'un bassin hexagonal de la villa gallo-romaine de Jonzac. Il y fallait, dans ce complexe système d'eaux chaudes et froides, des revêtements solides, non gélifs et imperméables.
L'analyse pétrographique multi-élémentaire révèle que ce placage (prélèvement Jv3) semble bien provenir de la carrière de Saint-Vaize, comme le montre la synthèse graphique réalisée ci-dessous où l'échantillon prélevé s'insère assez bien dans les plages de référence de la pierre de Saint-Vaize.
La carrière de Saint-Vaize est une vaste carrière au bord de la Charente, à une dizaine de km en aval de Saintes, donc à une distance non négligeable de Jonzac. Se pose donc d'emblée la question du commerce de la pierre et ses enjeux principaux :
- Quels moyens techniques : voie terrestre ou fluviale ?
- Quels enjeux économiques pour une telle opération ?
1. L'option du transport par voie terrestre.
Le réseau routier
Il faut pour cela des voies faisant l'objet d'attentions particulières pour supporter des charrois aussi pondéreux et un tracé qui évite au mieux les risques d'enlisement. Ce réseau s'appuie sur d'anciens chemins gaulois repris par les Romains et sur de nouvelles voies dont le général Agrippa fut le concepteur. Un réseau dense mais inégal de voies secondaires complète la trame viaire. Pons y apparaît comme un carrefour remarquable qui témoigne de sa place dominante à l'époque gauloise. L'entrée nord de l'agglomération porte la trace d'ornières spectaculaires à la Petite Dague dont l'ancienneté ne fait pas de doutes.
Le charroi aurait pris alors, à partir de Pons, la voie romaine qui se dirige vers Agen et qui longe la Seugne sur sa rive droite. Cette voie au tracé encore visible aujourd'hui a servi de limite aux paroisses de Neulles et Neuillac ; un sondage y a été effectué – malheureusement perturbé par une canalisation d'eau contemporaine – qui révèle les rechargements successifs et l'élargissement, preuves de l'intensité de son trafic.
Reste alors à franchir les quelques lieues restantes (1 lieue romaine = 2222 m) par des chemins de traverse, un trajet parfois périlleux qui doit éviter les pentes raides.
Par la suite le réseau fut souvent laissé à l'abandon sauf pour les voies stratégiques qui reçurent l'empierrement nécessaire pour le passage rapide des lourds affûts. Les voies secondaires confiées à la prestation des cultivateurs riverains ont été parfois l'objet de conflits avec les rouliers de la pierre qui les défonçaient.
Ce réseau terrestre fut complété à partir des années 1880 par un réseau ferré, et notamment par des lignes du chemin de fer économique que les élus sollicitaient pour le service des carriers (de Thénac et Tesson par exemple, avec la ligne Saintes-Mortagne). Théophile Maïstre à St-Germain (voir dans la rubrique « La pierre et les carriers ») en tira profit pour ses livraisons les plus lointaines, Mortagne et Royan notamment. Mais alors, il fallait compter en mètres cubes et non plus en pieds cubes (1 m3 = 27 pieds3), ce à quoi les carriers répugnaient.
Les moyens du transport routier
Historiens et archéologues se sont penchés sur les modes de charroi antique, l'abondante iconographie leur servant de documentation de base. Les propositions faites accordent au chariot à quatre roues une place déterminante pour des charges lourdes pouvant avoisiner les trois tonnes. Il pourrait s'agir d'une sorte de fardier au plateau de portage assez bas, aux roues à rayons courts, aux essieux de frêne moins cassant que le chêne et au timon pivotant pour assurer les virages. Il ne faut pas pour autant rejeter l'hypothèse de véhicules à deux roues, ancêtres de la charrette, capables de pivoter sur place, de se basculer pour faciliter le chargement des blocs. Ce type de véhicule qui sillonna les routes des Temps modernes était techniquement à la portée de conception de la charrerie antique.
Les animaux de trait
On s'interroge sur les animaux de trait utilisés dans l'Antiquité, le cheval figurant au premier rang des hypothèses du fait de sa présence récurrente dans l'iconographie. Cette place privilégiée ne lui serait-elle pas attribuée en temps qu'animal associé au combat et à la gloire ? La question reste ouverte. Les travaux des paléozoologistes mettent en avant la place du bœuf dans la traction lourde, et notamment la paire de bœufs sous le joug (Raepsaet, 2002). Dans le monde romain occidental, les restes archéologiques de bovins surpassent de beaucoup ceux des équidés, chevaux et mulets.
C'est pourtant le cheval, boulonnais ou percheron, capable du « coup de collier » dans les sorties pentues des carrières que les rouliers de Saintonge et du Poitou préférèrent au bœuf, à la force plus étale. Le cheval a été l'objet de leur part de toutes les attentions : collier à housse aux couleurs vives, cuir ciré des harnais, grelots, etc. (Pothet, 1995).
Revenons à notre bloc, cheminant de Saint-Vaize à Jonzac. Il devra tout d'abord parcourir une dizaine de km en direction de Saintes, et passer obligatoirement sous l'arc routier de Germanicus, pour franchir la Charente. Il lui restera alors environ 40 km à parcourir, soit au moins 3 longs jours de trajet, si l'on retient des étapes de 7 à 12000 pas comme unités journalières de parcours-temps, hypothèse avancée par Raymond Chevallier à propos de l'Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem.
On mesure alors l'ampleur d'une tâche qui suppose l'organisation d'étapes-relais pour le repos des hommes et des bêtes. Se pose aussi la question de la rentabilité d'un tel charroi, s'il n'est pas valorisé par un transport de retour et par la répétition d'un marché régulier. On le voit, les coûts du transport grèvent largement le commerce de ce matériau pondéreux qu'est la pierre.
2. L'option du transport par voie fluviale
La carrière de Saint-Vaize en bordure de Charente se prête en effet à des livraisons par voie fluviale. Le fleuve, large et profond, est en outre de nature placide, assurant une navigation sans danger. On ne peut donc douter de la réalité d'un trafic à la mesure des ambitieux programmes monumentaux du Haut-Empire. On sait que le transport fluvial est lent mais économe en énergie et qu'il permet des charges bien supérieures à celles des charrois. Néanmoins les témoignages archéologiques antiques manquent encore de consistance malgré les campagnes de recherches subaquatiques entreprises, celles un peu anciennes maintenant de J. Chapelot et E. Rieth et celles actuelles d'A. Dumont et J.-F. Mariotti. La fouille de deux épaves à Courbiac en aval de Saintes par J. Letuppe devrait apporter à la connaissance de la batellerie antique sur la Charente des éléments déterminants.
La pierre chargée à Saint-Vaize, tirée de la berge grâce au chemin de halage qui borde le fleuve, devrait donc remonter le courant jusqu'à la confluence de la Seugne à Chaniers. Remontera-t-elle cette rivière ? L'hypothèse est séduisante, au moins jusqu'à Pons, où l'importance de l'oppidum a probablement entraîné des habitudes d'échange avec la ville de Saintes. Il y faudra sans doute une barge à fond plat pour éviter l'enlisement. Le système fluvial local n'a pour l'instant fourni aucun exemple d'épave de ce type, mais il a été observé près de Strasbourg où un radeau fait de poutres équarries et liées ensemble était associé à des blocs de pierre. De Pons à Jonzac, la remontée est sans doute plus problématique du fait du rétrécissement de la rivière. Mais la principale question réside dans la rentabilité de la structure qui nécessite un marché permanent et non pas occasionnel.
L'hypothèse la plus logique pourrait donc être un transport mixte, fluvial de Saint-Vaize à Pons, et terrestre jusqu'à Jonzac.
Ce simple exemple expose les questions qui accompagnent le commerce de la pierre. Voici, par une carte, où en est aujourd'hui l'étude de ses flux dans la Saintonge antique.
Les flux de la pierre antique- État des connaissances en 2018
Avec les temps modernes les archives se font moins rares, grâce à des cahiers de comptes conservés parfois dans les familles. Leur étude permet de cerner les aires commerciales qui furent parcourues, entre Charente et Gironde, par des transports essentiellement terrestres.
Aires commerciales locales entre Charente et Gironde
La batellerie a pris, à partir du XVIIe siècle, avec les énormes besoins de pierre pour la construction de l'arsenal de Rochefort et pour la défense du littoral en général, un essor considérable que le XIXe siècle a amplifié par une exportation dans toute l'Europe de la pierre des Charentes. Le fleuve alors est sillonné par le bateau emblématique du transport fluvial : la gabarre, ce bateau à fond plat capable de transporter une vingtaine de m3 de pierre soit environ 45 tonnes.
Bibliographie :
BAFFOU F., « Fouille de la voie romaine à Neulles-Neuillac », Bulletin de l'Association Archéologique et Historique Jonzacaise, n° 28, 1998, p. 3-21.
CHAPELOT J. et RIETH É., Navigation et milieu fluvial au XIe s. : l'épave d'Orlac (Charente-Maritime), DAF, Paris, 1995.
CHEVALLIER R., Les voies romaines, Paris, 1972.
DUMONT a. et MARIOTTI J.-F., Archéologie et histoire du fleuve Charente, Dijon, 2013.
GAILLARD J., L'exploitation antique de la pierre de taille dans le bassin de la Charente, Association des éditions chauvinoises, Mémoire XL, 2011.
GAILLARD J., « Pierre et batellerie de la Charente d'après quelques archives commerciales de négociants du 19e siècle », Etudes et documents du Cercle royal d'Histoire et d'Archéologie d'Ath et de la région (Belgique), T. 29, 2016, p. 651-680.
POTHET R., Le cheval et la pierre, Cahier du Pays chauvinois n° 10, Chauvigny, 1995.
RAEPSAET G., Attelages et techniques de transport dans le monde gréco-romain, Bruxelles, 2002.