Le tournage de la pierre
La fouille de la carrière antique de Thénac a été l'occasion de découvrir un nombre significatif de blocs abandonnés en cours de tournage, des blocs d'exercice comportant des ratages, ce qui a permis d'envisager sur le site, sinon l'existence d'une école de tournage, du moins la présence d'apprentis s'essayant au métier. Ces blocs inachevés donnaient à voir des traces interrompues démonstratives d'une stratigraphie des gestes opératoires plus explicite que celle observable sur des colonnes complètement tournées.
Ce fut là une opportunité exceptionnelle pour lancer un programme collectif de recherche (PCR) encouragé par la DRAC, regroupant des archéologues, des géologues, des historiens de l'art, des praticiens du tournage et des artisans traditionnels (carriers, tailleurs de pierre et menuisiers). L'idée fut donc lancée, à partir des traces observées sur les blocs, de reproduire les outils utilisés et un tour capable de tourner des colonnes de pierre à l'identique. Le projet prit pour titre : ARCHÉOLOGIE EXPÉRIMENTALE : LE TOURNAGE DE LA PIERRE ANTIQUE ET MÉDIÉVALE EN SAINTONGE. Il affichait l'ambition de prolonger le cadre théorique déjà mis au point par quelques archéologues dans le passé (et notamment J.-C. Bessac) par la phase pratique et concrète de la réalisation.
Le tournage antique
Parmi les blocs abandonnés dans les déchets de carrière figuraient des blocs particulièrement parlants dont nous reproduisons ici les données.
Ce bloc présente plusieurs éléments remarquables :
- une ciselure périmétrale exécutée au ciseau, destinée à guider l'épannelage,
- une ciselure verticale servant aussi de guide,
- un délardement un peu grossier au pic dont les bosses sont censées disparaître au tournage.
Cet ensemble d'actions inachevées et maladroites – la ciselure du pourtour est loin d'être parfaitement circulaire, par exemple – montre bien qu'il s'agit là d'un bloc d'atelier destiné à l'apprentissage.
La préparation du lit de pose d'une base de colonne est une donnée essentielle à la mise en place du bloc sur le tour. Elle vise à le positionner verticalement de façon centrale et stable et de permettre son entraînement rotatif. On y observe :
- mortaise axiale carrée (6 x 6 x 8 cm),
- zone circulaire en relief,
- zone surfacée en couronne (D = 50 cm ; d = 25 cm),
- marge périphérique abattue à la chasse.
Traces de tournage (carrière de l'Île Sèche à Thénac)
Le détail des traces de tournage montre là aussi les maladresses du tourneur :
- les enlèvements successifs de l'outil d'une épaisseur excessive (2 à 3 mm),
- à-coup provoqué par une trop grande pression de l'outil,
- rectification au ciseau.
Colonnette au fût brisé (carrière de l'Île Sèche à Thénac)
La base attique de cette colonnette est ici relativement bien aboutie avec :
- une doucine renversée entre deux listels
- un tore incisé.
L'observation de ces traces a permis de forger les outils de fer nécessaires à l'opération de tournage et de concevoir un tour vertical capable de tourner des colonnes « à l'antique ».
Schéma technique du tour (conception J. Gaillard)
- la stabilité : le socle en bois de chêne est capable de supporter des blocs lourds,
- la mobilité : entièrement démontable, il peut se transporter facilement sur des chantiers itinérants,
- la modulabilité : il s'adapte à des blocs à tourner de tailles différentes.
Voici le premier bloc réalisé dans une pierre tendre, celle du Turonien de Jonzac avec ce tour. Tel quel, il n'a subi aucun abrasage de finalisation.
Base attique à modénature semblable à la colonnette découverte sur le site de Thénac
Le tour est désormais conservé à Cassinomagus (Chassenon en Charente) et est prêté à l'occasion d'expériences archéologiques d'artisanat antique. IL parcourt ainsi la France, tournant des pierres de qualité et de dureté différentes. On peut ainsi en jauger l'adaptabilité.
Expérience de tournage en cours à Jonzac
Voir la vidéo : ARCHÉOLOGIE EXPÉRIMENTALE : Le tournage d'une colonne à l'antique à l'aide d'un tour vertical (réalisation J.-C. Riché)
Bibliographie :
BESSAC J.-C. : L'outillage traditionnel du tailleur de pierre de l'Antiquité à nos jours, Éditions du CNRS, Paris, 1993, p.253-262.
BESSAC J.-C. : « Le tournage des pièces d'architecture en pierre », dans M. Feugère et J.-C. Gérold : Le tournage des origines à l'an Mil, Actes du colloque de Niederbronn, 2003.
GAILLARD J. : « La carrière gallo-romaine de l'Île Sèche à Thénac en Charente-Maritime, Aquitania XX, 2004, p. 259-282.
GAILLARD J. : « Archéologie expérimentale : le tournage d'un bloc de pierre à l'aide d'un tour à bras vertical », Instrumentum, Bulletin du groupe de travail européen sur l'artisanat et les productions manufacturées dans l'Antiquité, Chauvigny, 2009, n° 29, p. 22-28.
Le tournage médiéval
Fort de l'expérience de tournage « à l'antique », le groupe du PCR s'est lancé dans l'expérience de tournage de colonnettes médiévales à l'aide d'un tour à bras horizontal. La documentation existante est riche des objets tournés observables tant dans bâtiments civils que religieux (colonnettes des ouvertures du donjon de Pons, du prieuré de Montierneuf, etc.). L'abbaye de Fontdouce, construite en 1111, constitua l'essentiel de nos observations avec ses multiples colonnes provenant des démolitions anciennes que l'on pouvait mesurer à loisir. Ces colonnes de petite taille (moins d'un mètre de longueur pour un diamètre de fût d'environ 15 cm) pouvaient supporter un positionnement horizontal sans risques de rupture.
Plan de l'abbaye (A. Michaud) et image de la salle capitulaire
Les bases sont d'une modénature sobre avec tore simple ou double mais parfois plus complexes avec une successions de moulures convexes et concaves rehaussées par des listels.
Bases moulurées de l'abbaye de Fontdouce
Les chapiteaux portent des boudins plus ou moins espacés, parfois incisés d'une rainure.
Chapiteaux de l'abbaye de Fontdouce (photographiés tête en bas)
Colonnette du prieuré de Montierneuf et sa coupe
Le caractère médiéval de ces colonnes tient naturellement à leur style, mais aussi – et c'est une donnée essentielle pour notre expérience – à ce que les mortaises d'ancrage du bloc à tourner ne sont pas de forme carrée comme les colonnes antiques mais tronconiques. Le tour devra donc comporter des manchons mâles de rotation de forme aussi tronconique, un système qui, si l'on resserre les fixations de chaque extrémité présente l'avantage d'une grande stabilité.
Les stries de tournage et les diverses traces d'outils ont permis de forger des outils spécifiques différents des outils antiques.
Il restait à imaginer un tour capable de tourner de telles colonnes.
Schéma du tour horizontal (conception J. Gaillard)
Ce tour a été voulu selon les mêmes principes que pour le tour à bras vertical, à savoir :
- la simplicité, avec une rotation par cabestan à bras à prise directe. Le bloc, maintenu horizontal par deux pointeaux tronconiques, se trouve à portée aisée du tourneur, à environ 1,10 mètre de hauteur,
- la transportabilité grâce à un démontage facile grâce à des pièces assemblées par clavettes. Il peut être placé aisément sur un chariot et installé rapidement sur des chantiers itinérants,
- la fiabilité de sa conception par l'emploi d'essence de bois locales qu'on peut remplacer aisément (chêne pour le bâti et acacia pour les pièces en frottement),
- la modulabilité qui permet d'accepter des pièces de tailles différentes,
- le contrôle des forces de rotation par un entraînement dont on peut maîtriser la vitesse, les arrêts, voire le retour en arrière et par la proximité physique du manœuvre et du tourneur,
- la conformité à un modèle par la réalisation préalable d'une maquette et un contrôle fréquent des épaisseurs,
- la recherche du moindre coût par l'emploi des matériaux locaux et le nombre réduit de la main-d'œuvre.
Tournage en cours à Jonzac
Nous avons mené des expériences successives pour appréhender le temps de réalisation d'une colonnette « médiévale », en mettant en vis-à-vis la préparation du bloc par le tailleur de pierre et le tournage proprement du bloc préparé afin de rechercher une forme d'équilibre raisonnable entre les deux et appréhender ainsi l'économie de ce type de travail de la pierre au Moyen Âge.
Nous constatons ainsi que le temps global de réalisation se réduit de façon significative quand la préparation est peu aboutie. Il y a fort à parier que les artisans tourneurs ont pris en compte cette notion de rentabilité qui doit néanmoins être tempérée du fait de notre vision probablement trop moderne du rendement. Ajoutons à cette remarque que dans le cas d'une faible préparation, du fait des angles à abattre, le tournage devient brutal et met le matériel à rude épreuve.
Une partie de l'équipe de tournage horizontal à Jonzac
Confié à l'équipe de bénévoles qui oeuvrent à la restauration du château de Lavauguyon en Charente, le tour horizontal est la vedette, dit-on, des ateliers de démonstration du travail de la pierre.
Voir la vidéo : ARCHÉOLOGIE EXPÉRIMENTALE : Le tournage d'une colonne « médiévale » à l'aide d'un tour horizontal (réalisation J.-C. Riché)
Bibliographie :
BESSAC J.-C. : L'outillage traditionnel du tailleur de pierre de l'Antiquité à nos jours, Éditions du CNRS, Paris, 1993, p.257-258.
GAILLARD J., « Archéologie expérimentale : le tournage de colonnes en pierre à l'aide d'un tour à bras horizontal », dans J.-P. Ducastelle (dir.) : Aspects de travail de la pierre en France et en Belgique de l'Antiquité à nos jours, Colloque international du 6 et 7 novembbre 2009, Musée de la pierre de Mffle (Belgique), 2010, p. 127- 144.